La grande braderie de la houille blanche ?

 

L’hydroélectricité doit être valorisée à son juste prix et non concédée pour le plus grand profit des exploitants privés.

 

Dans le feuilleton de l'ouverture à la concurrence de notre marché électrique, et des rentes qu'elle génère pour les actionnaires, l'on oublie souvent d'évoquer le cas des barrages et divers ouvrages hydrauliques qui structurent nos montagnes et nos vallées. Pourtant, ces aménagements vont bientôt, au détour de la parution d'un décret fixant les conditions de renouvellement des concessions hydroélectriques, faire eux aussi le bonheur de quelques heureux investisseurs. Et à quel prix ! Car il s'agit là d'un véritable trésor. Un tas d'or d'autant plus inestimable que la ressource génératrice - l'eau – est stockable, renouvelable et inaliénable, et que la chaîne énergétique, relativement simple par rapport aux autres moyens de production, permet d'obtenir un kWh bon marché avec un taux d'émission de CO2 proche de zéro. Qui plus est, cette houille blanche est, avec le nucléaire, l'autre grande spécificité de notre parc énergétique : Les 400 ouvrages concessibles d'une puissance de plus de 4,5 MW produisent près de 80 % de notre énergie d'origine renouvelable et constituent un apport d'énergie tout à fait déterminant. Avec un potentiel moyen de 14 % de la production, la France se positionne au huitième rang mondial et au deuxième rang européen derrière la Norvège. L'énergie hydraulique constitue un capital et assure une rentabilité considérable issus du secteur public. Depuis une loi de 1919, l'exploitation de cette énergie renouvelable se fait dans le cadre de concessions, dont les premières ont été octroyées pour une durée moyenne de 75 ans, en contrepartie de l'investissement initial et de contraintes d'aménagement du territoire.  Les conditions économiques de la production d'électricité par transformation de la force hydraulique font que l'investissement de départ est important et le retour économique long. Mais une fois l'investissement amorti, les coûts d'exploitation sont faibles et une situation de rente est créée. C'est un exemple très concret d'économie de développement durable où le risque du long terme a été assumé par l'Etat avec des entreprises alors 100 % publiques, dont la principale est EDF. Aujourd'hui, l'essentiel du parc de production français est amorti et génère une richesse considérable appelée à croître, étant communément admis que le prix de vente de l'électricité ne peut qu'augmenter alors que le coût de revient de ce type de production restera stable. Il est aujourd'hui, pour les aménagements conséquents, de l'ordre de 30 % à 40 % du prix de vente du kW, hors redevance. Cela se vérifie déjà avec la concession du Rhône, confiée à la Compagnie nationale du Rhône. Cette entreprise verse une redevance égale à 25 % de son chiffre d'affaires et affiche des résultats - et des profits - mirifiques, y compris lorsque la pluviométrie est faible. Ainsi, pour 2006, l'actionnaire s'est octroyé un dividende égal à 15 % du chiffre d'affaires.

Après l'ouverture du marché de l'électricité à la concurrence, le changement du statut d'EDF en société anonyme en 2004 et la suppression en 2006 du droit de préférence dont elle jouissait sur le renouvellement est désormais soumis à une mise en concurrence au moyen d'une procédure d'appel d'offres. Le législateur, au détour de la loi de finances pour 2006, a d'ores et déjà prévu que la redevance due par le concessionnaire à l'Etat et aux collectivités locales ne pourra excéder 25 % des recettes résultant des ventes d'électricité. Il résulte de ce choix que l'essentiel de la rente hydraulique bénéficiera aux nouveaux concessionnaires. Pour les concessions importantes, ce prix maximal permettra aux exploitants choisis de dégager une marge brute d'exploitation de l'ordre de 30 % à 50 % aux conditions actuelles du marché. Pour les meilleures années, celles où la pluviométrie est importante, cette marge peut exploser pour la raison que, hors redevance, les coûts sont fixes et les kWh supplémentaires produits dégagent une marge proche de 75 % du prix de vente. De plus, plafonner la redevance publique est contre-productif puisque le choix portera finalement sur d'autres critères, au risque d'écarter les exploitants les plus compétitifs ou de faire passer au second plan les impératifs en matière de sûreté. Tout cela équivaut à brader un bien public très précieux au détriment de sa valorisation au service de l'intérêt général. Nous disposons d'une ressource qui a longtemps contribué à un prix de vente de l'électricité au client final plutôt favorable comparé à celui des autres pays européens. Mais tout a changé avec l'ouverture du marché de l'électricité : le prix de marché calé sur le prix moyen de production lui-même indexé sur le cours du baril de pétrole, accompagné de l'ouverture du capital des entreprises jusque-là 100 % publiques (EDF, CNR, Société hydroélectrique du midi, SHEM), fait que le consommateur français ne pourra plus bénéficier de cet avantage.

Dans ce contexte, l'hydroélectricité doit plus que jamais être valorisée à son juste prix. L'intérêt de la collectivité est de pouvoir disposer d'exploitants performants aptes à valoriser ce capital public, et rétribués en fonction de leur résultat. A la collectivité de définir dans quelles conditions elle entend mettre sur le marché ses concessions hydrauliques (partage des usages, variation des débits, débits réservés, sûreté...), aux prétendants d'offrir le meilleur prix pour l'exploitation de ce bien. A l’inverse, il est prévu de transformer ce formidable potentiel de ressources publiques en dividendes pour les actionnaires des nouveaux concessionnaires. Le manque à gagner sera très important pour la collectivité, alors que le bénéfice tiré de l'investissement public dans l'hydroélectricité pourrait utilement financer les politiques de développement durable. A l'heure où les besoins de financements sont considérables pour répondre aux objectifs de développement de nos énergies renouvelables et de réduction significative de nos émissions de gaz à effet de serre, cette répartition de la rente hydraulique jouera à contre-courant de l'intérêt général. Espérons, à l’occasion des débats sur les lois du Grenelle de l'environnement, que le gouvernement acceptera de renoncer à cette grande braderie de notre parc hydroélectrique.

 

Le futur bénéficiaire de la rente de la « houille blanche » doit être le citoyen, grâce à des recettes publiques conséquentes, affectées prioritairement aux politiques décentralisées de développement durable.

 

Article du Monde du mardi 15 juillet 2008-07-23 de nos deux bienveillants Lutins nautiques :

François Brottes   Député (PS) de l’Isère et coprésident du groupe Energies de l’Assemblée nationale

Bernard Revil        Salarié chez EDF